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Le cycle des métamorphoses de Teta Makri

 

 

 

En regardant les œuvres de Téta Makri à rebours de l’ordre chronologique – à partir de la récente série de la rituelle « Libation au Temps » jusqu’aux œuvres des années 1970–, je me suis rappelé la phrase d’un peintre français qui m’avait fait une très forte impression : « Par mon œuvre, je veux montrer la réalité et qu’elle n’existe pas ». Une phrase qui appartient au célèbre photoréaliste Jacques Monory et constitue un extrait – à valeur de sentence, dirais-je– d’une interview datant des années 1970. Je me souviens qu’à l’époque – encore étudiante à Paris et visiteuse assidue des galeries qui exposaient des œuvres de Estes, Don Eddy, de Fromanger ou d’Aillaud– j’avais simplement été frappée par cette formule mais sans y souscrire. Aujourd’hui, je peux dire que j’ai compris.

 

Le photoréaliste français ne portait pas le débat sur un problème philosophique général mais sur les bases théoriques d’un courant (largement répandu en Europe et en Amérique), censé relier la peinture et la réalité extérieure objective d’aujourd’hui. Pour de nombreux critiques de l’époque, le courant de l’hyperréalisme américain et du photoréalisme européen se constituait désormais comme une réponse novatrice aux affectations formalistes répétées et, à y bien regarder, épuisées de l’Art conceptuel et de l’Art minimaliste. L’usage de la photo, quasi-paroxystique côté américain et  relativement modéré côté européen, fonctionnait comme une garantie indispensable du « juste » respect de l’injonction esthétique du « no comment », autrement dit d’une image picturale représentative, sans commentaires. De cette manière, l’image photoréaliste représentait une réalité extérieure tellement « réelle » qu’elle confinait aux limites de l’hyperréalisme et de l’illusion optique. Pour parvenir à la pureté absolue du regard photographique, l’objet était projeté dans un espace idéologiquement stérilisé et étranger à tout élément de subjectivité et de psychologie.

 

Mis à part le rôle passionnant et dynamique qu’avait été appelé à jouer l’appareil photo, pour le reste, le photoréalisme était un courant artistique tout aussi formel qui, en outre, sapait, semble-t-il,  – de façon détournée mais assez évidente– le rapport entre l’art et la réalité. Rares furent les artistes qui traitèrent avec humour et inventivité cette version idéologiquement stérilisée du réalisme qui prévalait en Europe et en Amérique, en tant que descendant et ramification du Pop Art.

 

C’est dans les années 1980 que j’ai vu pour la première fois des  œuvres de Téta Makri, lors d’une exposition à l’Institut français de Thessalonique. Sachant que le problème du réalisme de l’image est l’une des plus grandes questions pièges que se soit jamais posées à elle-même la peinture, Téta Makri avait traité ses sujets avec humour, un instinct très sûr et, surtout, sans exagération s’agissant de l’ « imitation » du réel à travers l’image photographique. La photo n’était pas une fin en soi, mais le moyen qui l’aidait à observer et à «immortaliser » des actions ou des instantanés de la réalité contemporaine. Ce parcours créateur avait du reste débuté par un premier cycle d’œuvres (1979-1982) qui revisitait des aspects d’espaces intérieurs et extérieurs en Grèce et à Paris. Ces images de capitales restituaient des façades lumineuses d’édifices, des portes souterraines du métro parisien ou des intérieurs « intellos » de chambres d’étudiants aux murs tapissés de posters de toiles de Botticelli ou de Vermeer.

 

Le cycle des œuvres de 1984-1988 a développé une intéressante « étude de mœurs » de la moyenne bourgeoise, de ses choix esthétiques et des objets de son espace privé. Un fauteuil solitaire, un canapé à fleurs, un enfant assis – nous tournant le dos – devant un piano bien astiqué et éventuellement bien accordé, un couple élégant qui s’apprête pour une sortie le soir : autant d’images ou d’instantanés qui semblaient cultiver une poétique du vide ; autrement dit, les derniers échos d’une esthétique et d’un mode de vie qui tendaient à disparaître.

 

C’est aussi une poétique de la fin que suggéraient les œuvres de 1993-1996, à ceci près que, cette fois, Makri, si elle continuait à tirer parti de la Camera Obscura et de sa contribution, avait cessé de s’intéresser à ce que peut être le « véritablement » réel. Ou plutôt elle avait compris que ce qui est réel, c’est ce que conserve notre mémoire, ce que nous rêvons et ce qu’au bout du compte nous parvenons à sauver de l’oubli. « La rive du lac de Langada le 14 novembre 1993 » ou le « 27e kilomètre de la route Thessalonique-Péristéra » n’étaient pas des paysages de Grèce du nord mais des commentaires poétiques autour du pacte de longue date Nature-Artiste, qui de nos jours tend à devenir caduc. La charge émotionnelle qui émanait de l’atmosphère mélancolique, quasi-fantomatique des œuvres en question était atténuée par les spirituelles interventions sémantiques de Téta Makri au milieu de ces paysages aux allures spectrales : l’inscription « dernier paysage probable» à un détour, la microscopique tombe de Camille Corot au milieu d’un champ, la transformation du paysage terrestre en un paysage sidéral par cette notation «sept maisons sur la constellation de la Petite Ourse » comptaient parmi les plus belles interprétations du paysage déclinant, baigné de mélancolie et de pluie.  Pourtant, la minuscule silhouette d’une fillette qui semble « voler », les bras ouverts à l’horizontale, au milieu de la plaine, tenait déjà le fil du récit suivant.

 

Je veux parler ici d’un petit cycle narratif de sept images successives qui s’ouvre sur la silhouette de la petite fille en suspens dans un immense paysage sidéral et se clôt sur une jeune femme flottant sur le dos, noyée ou nonchalamment abandonnée à l’étreinte primitive de l’élément aquatique. L’intrigue de cette autobiographie en forme d’épigramme – la méditation solitaire d’ « Olympia des Champs », l’accouplement dans la Nature, le voyage vers l’inconnu symbolisé par la sihouette ou l’ombre de l’avion, le paysage de pluie qui suit la crise – a un caractère tout à la fois personnel et universel. Les péripéties de la vie personnelle sont mêlées à des figures et des événements empruntés à l’aventure de l’art (« Olympia des champs » et « Ophélie des purifications ») mais également à des principes qui régissent le rapport de l’homme avec la Nature. La narration de Téta Makri radie le principe d’un regressus ad originem (d’un tournant vers les souvenirs biologiques et vécus du passé), prenant pour guide une conversation de profundis avec le Temps.

 

Dans ce dernier cycle d’œuvres, le geste joue un rôle primordial. La posture  d’Ophélie allongée sur le dos dans l’eau, un thème que Téta Makri a utilisé avec un grand bonheur également dans une installation (projection –objet) cède la place à une série de gestes rituels qui évoquent des vécus et des souvenirs de la jeunesse et de l’adolescence. Les mains tiennent les nattes coupées, symboles du « passage » de la fillette à la Femme et les offrent, avec le vin rouge de la communion amoureuse, en libation au Temps qui a raison de toute chose. Les mains tiennent comme dans une vision le bouquet de la mariée, les mains caressent le « fruit du ventre » dans un rituel d’invocation à travers la mémoire qui utilise l’oreiller comme objet de substitution, les mains tiennent les guirlandes brodées de la garde-robe de petite fille, les mains tiennent le fil rouge de la vie si difficile à saisir comme il faut et, quelque part,  le doigt s’est cramoisi de sang.

 

Ici, les objets semblent avoir plus d’existence que la présence humaine qui, de toute façon, revit le cycle intime de la fécondité perdue, passé au crible de la mémoire. Mais ce qui a plus d’existence encore, c’est le témoignage mélancolique mais digne et sincère d’une femme créative qui a l’audace de réfléchir en images au cycle de la vie, de sa propre existence, qui est une expérience vécue commune, certes,  mais dans le même temps une et unique. En contemplant ces dernières images de Téta Makri, je me suis rappelé une vidéo de Shririn Neshat sur un thème presque identique. Et immanquablement,  je me suis dit que c’était une entreprise aussi ambitieuse qu’ardue de transmuer en art le cycle des métamorphoses à la fois merveilleuses et douloureuses que vit la nature féminine.

 

 

Niki Loïzidi, historienne de l'Art

Février 2005